ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE ANARCHISTE

PERSPECTIVES  ANARCHISTES 
EN ÉDUCATION

Compte-rendu de l’atelier donné par l’ORA le 12 novembre 2023

Le 12 novembre dernier se tenait un premier atelier de pédagogie anarchiste de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste au Tiers Lieu, sur la rue Saint-Denis. L’activité se proposait d’être un espace de production collective de savoirs concernant l’éducation et l’apprentissage sur des bases et dans une forme anti-autoritaire.  En effet, si on avait beaucoup parlé dans les semaines précédentes, à l’occasion des mobilisations familialistes autour de la question de l’identification de genre des enfants, des droits et devoirs des parents et des écoles, il semblait tout à fait pertinent de prendre le temps de réfléchir à gauche la question de l’apprentissage et de l’apprenance.

Quand l’extrême-gauche anticapitaliste se distingue au mieux dans le champ politique par l’organisation de manifestations combatives, la diffusion de discours radicaux et différentes formes d’action directe, il nous faut souligner l’importance (qui traverse d’une manière ou d’une autre toutes les différentes tendances de l’anarchisme) des activités qui, plutôt que de mettre à l’épreuve les rapports dominants par l’opposition frontale à la police ou aux vitres de banque, investissent la difficile tâche d’expérimenter aujourd’hui des rapports autres en ce qui concerne l’éducation et le soin.

En effet, les succès que représentent souvent les teach-in et autres ateliers et formations nous convainquent qu’il y a quelque chose d’intéressant à réfléchir leurs rôle et fonction dans notre pratique de l’anarchisme et à continuer d’en explorer les diverses formes.

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La petite salle à l’avant de la bâtisse était pleine à l’heure où devait commencer l’atelier. Les gens s’installaient encore lentement, discutant entre elleux. L’espace avait été préparé pour accueillir cette petite foule, qui venait discuter d’enseignement et d’émancipation de l’enfance dans une perspective anarchiste et queer, à l’appel de l’ORA. Sur les murs, on avait disposé des œuvres classiques et moins classiques représentant des enfants, des familles. Mary Casat et Ilya Répine présentaient leurs petites filles désinvoltes, leurs enfants Jésus affamés, à des fins politiques.

Passé le petit malaise de la formalité nécessaire (bonjour, bonjour, je m’appelle machin chose, si vous le voulez bien ma·on camarade machin chouette et moi-même allons faciliter la discussion qui va suivre…) et la frilosité naturelle des assemblées d’inconnu·es relatif·ves, on prend le temps d’établir une structure collective pour la discussion. Il est question de règles pour faire avancer le dialogue et d’outils pour rendre la prise de parole et le travail collectif plus aisés. Après ce moment, des questions préparées à l’avance sont lancées à l’assemblée, puis, lentement, on se saisit des thèmes, et une, deux interventions se succèdent, puis la salle discute, avançant dans des directions parfois communes, parfois divergentes.

Puis, on scinde le groupe en petites tables de conversation, et la dynamique change. On échange plus directement, on partage des observations plus embryonnaires, des expériences déjà plus intimes. Dans mon groupe, des étudiantes, un papa, des gens cisgenres et hétéros, des queers  : chacun·e a quelque chose à dire, même si certain·es préfèrent écouter ou prendre des notes. Certain·es développent sur leurs expériences avec des enfants, d’autres, leurs expériences comme enfant. On veut parler de l’école et de la famille, du processus d’apprentissage, de la subjectivité infantile, de la reproduction sociale, du patriarcat et de la lutte des classes, et on le fait en s’écoutant, en tissant comme on le peut des liens entre l’intuition d’un·e, la certitude d’un·e autre, les informations qu’on peut amener et leurs interprétations parfois différentes.

Les impératifs radicaux de la liberté et de l’autonomie dans l’apprentissage, sans jamais laisser leur place, se voient confrontés à la réalité de la charge des enfants dans un monde cishétéropatriarcal et capitaliste. Où tout le monde s’inquiétait que notre système d’éducation et que nos institutions familiales ne limitent les enfants à leur devenir-adulte dans un geste qui les brime plus qu’il ne les libère, on commence simplement de soulever les difficultés de la sortie médiate ou immédiate d’un tel modèle. Qu’implique pour un·e parent·e d’élever ses enfants en rupture avec non seulement l’idéologie dominante, mais les pratiques normées et répandues d’être-avec qui se développent à l’école ? Quelle alternative est-ce que la société a aujourd’hui face à la maltraitance familiale qui ne passe par l’État ? Et concrètement, aujourd’hui, comment réagir aux discours réactionnaires qui voient dans certains enseignements (de l’enseignement du vocabulaire relatif au genre à celui des sciences naturelles) un endoctrinement des enfants, sans légitimer l’État et ses institutions dans le monopole des savoirs légitimes ?

À la pause cigarette, j’apprends que la plupart des gens auxquels je parle ont pris connaissance de l’événement sur les affiches qui recouvrent les murs des quartiers de l’est et du centre-sud depuis quelques semaines, ou n’ont avec les milieux anarchistes que je fréquente et la gauche étudiante que des liens ténus. Cela m’étonne, et me convainc qu’il est judicieux de continuer d’investir du temps dans ce genre d’activités.

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Je voudrais encore mettre de l’avant quelques réflexions pour essayer d’amener de l’eau au moulin de nos discussions sur l’apprentissage et le savoir.

Les pistes de la construction de la connaissance « par le bas » sont multiples  : faut-il miser strictement sur la motivation intrinsèque de l’apprenant·e, laquelle est seule à pouvoir faire qu’on ne se soumet à un apprentissage en ne se soumettant qu’à soi ?; faut-il s’engager collectivement dans des formes d’autoformation laissant l’amitié et la camaraderie garantes de la circulation de l’expertise ? Mais d’autres problèmes se posent également. On parle de produire des savoirs  : ce n’est pas peu. Nous voulons être sincères dans notre croyance que les formes contemporaines de l’autorité savante doivent, au nom du savoir lui-même, être mises en cause et dépassées pour que la science ne soit plus conseillère du Prince mais que travail intellectuel et  manuel soient réunis. Mais il va sans dire que la production de savoir est chose complexe. La forme de l’événement convenait parfaitement à une activité introductive avec une majorité de personnes qui ne se verront plus à nouveau. S’il avait fallu continuer l’aventure, tout porte à croire qu’elle aurait eu à changer.

S’instruire des idées des autres dans un partage général et bref, cela attire effectivement, et la pratique devrait être répétée et développée. Dans l’équipe que j’écoutais, on s’est rendu·es, à partir de nos a priori anarchistes, non loin d’éléments de connaissance propres à la pensée queer, féministe et à la critique marxiste de l’économie politique. Quelque peu versé dans la théorie critique, j’avais des pistes de réflexion, voire des éléments de réponse à certaines des questions que le groupe soulevait, et fidèle à l’idée de l’atelier, j’intervenais surtout pour relancer. En allant faire le tour des groupes, j’observe que des facilitateur·rices osent être plus encadrant·es, et que ça semble être apprécié. Avoir à évaluer la place qu’on prend dans le travail collectif de la pensée, en tant qu’on est particulièrement responsable du travail en question, ne peut qu’habituer à de bons réflexes pédagogiques.

Il va de soi que notre organisation ne peut procéder comme les grandes organisations ouvrières du début du siècle passé, qui offraient à leurs membres des cours de philosophie fort tristes et dogmatiques donnés par des intellectuels réguliers eux aussi membres du parti (des profs, des psys, des écrivains…). Or, si c’était bel et bien le cas que la différence de classe entre les formateur·rices et les militant·es pouvait seule produire une autorité aussi inflexible que celle des cadres sur les partisan·nes et une philosophie aussi pétrie d’hermétisme et de cache-misère, il est possible qu’en l’absence de telles dynamiques, les cercles de lecture de partisan·es ne seraient pas arrivés à beaucoup mieux. Au lieu d’une doctrine au contenu arbitraire, une doctrine sans contenu  : voilà l’inquiétude qui m’habite.

Car le temps nécessaire au travail permettant de s’expliquer pourquoi l’école est raciste, comment la famille conditionne les vies des enfants à assumer un rôle servile dans la machine capitaliste, il n’est pas dit qu’il soit intéressant pour chacun·e de l’investir à ce faire. Il ne devrait pas y avoir de spécialiste de l’émancipation; or, il y a des techniques de l’émancipation et donc, des technicien·nes de l’émancipation. Il est naturel dans un monde qui connaît la séparation sociale du travail que des recherches soient faites par des personnes habiletés à les faire (prenant le temps : a. de se préparer à les faire et b. de les faire), lesquelles produisent des démonstrations intelligibles pour les personnes habilitées à les reproduire – et il n’est pas impossible que chaque moment de travail intellectuel n’ait pas à être vécu par chacun·e pour qu’il puisse y avoir savoir et croyance légitime en ces savoirs. Or, il va sans dire qu’il faut tenir pour injustifiée la séparation a priori des responsabilités sociales, particulièrement en tant qu’elles se coupleraient au racisme, à la misogynie et à la queerphobie pour justifier aujourd’hui la suprématie blanche cishétéropatriarcale. Nous devons clamer haut et fort la possibilité pour chacun.e de faire la démonstration de ce qui est vrai. Mais il importe de souligner que les dynamiques politiques contemporaines entourant la discussion sur le savoir et l’école rendent ce discours pratiquement inaudible comme discours de gauche tant la médiocrité institutionnelle brandit le vrai et la science pour justifier stupidité, racisme et sexisme.

Nos tentatives de vivre la connaissance et l’apprentissage autrement doivent partir de cette réalité qu’elle veut nier, et non la nier d’emblée. Cela n’empêche pas que le savoir ne passe pas d’une tête d’expert·e au livre à la mienne, et cela n’empêche pas du tout que c’est moi qui fais les démonstrations pour moi-même quand j’essaie de comprendre un propos complexe.

Nous ne voulons pas d’autorité (auctoritas), mais il y a encore des auteur·rices (auctor). Nous ne voulons pas de professeur, mais comment ne pas se faire professeur·e quand on essaie d’expliquer ce qu’on croit avoir compris ? Car le savoir n’est pas qu’une posture, c’est une activité cognitive, c’est une pratique théorique.

Toutes ces questions ne doivent pas nous empêcher d’essayer et d’innover avec enthousiasme. Les différentes pratiques de passage et production des savoirs qui animent l’extrême-gauche anticapitaliste – cercle de lecture, arpentage de livre, discussion encadrée – s’incarnent dans plusieurs activités à Montréal (Tio’tià :ke) qu’il s’agit d’investir avec sérieux. En effet, il est franchement contre-intuitif pour l’anarchie qu’une avant-garde l’enseigne aux masses au sens où on enseigne à l’école. Nous ne voulons pas faire l’anarchie pour les autres, à leur place. Il faut que le processus par lequel la société se transformerait pour abandonner à sa préhistoire l’État, le Capital, le genre et la race en soit un qui abandonne avec eux le statut de savant et de non-savant. L’image d’un professeur enseignant pour la dernière fois sa science et, par ce geste même, faisant disparaître la différence du professeur à l’élève nous rappelle franchement cette idée d’utiliser l’État juste une dernière fois avant le communisme. Si l’anarchisme est une option politique véritable, elle trouvera des réponses à ces questions, ou au moins, aidera à déplacer le champ de leur problématique en des endroits plus heureux.