ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE ANARCHISTE

ENTREVUE AVEC DES MEMBRES DE L’ORA

L’entrevue suivante a été réalisée lors d’une matinée tranquille à l’Achoppe, le centre social anarchiste d’Hochelaga. L’entretien a été réalisé entre un membre de l’ORA, agissant en tant qu’intervieweur, et quatre autres membres de l’ORA.
Il y a déjà beaucoup d’anarchistes dans notre organisation. Des personnes d’horizons différents ont été choisies pour l’entrevue afin de représenter certaines des différentes perspectives et traditions du milieu anarchiste de Montréal.

Comment es-tu devenu·e anarchiste ?

T : Je vais juste raconter une petite anecdote que je trouve rigolote. Ma première action directe, j’avais 8 ans. Dans le cimetière du village de mes grands-parents, il y avait plein de tombes, certaines qui n’avaient pas de fleurs, qui n’étaient pas entretenues, et n’avaient pas de plaques, et d’autres qui étaient luxueuses. Avec mon amie, on est allées dans le cimetière régulièrement pendant la semaine pour redistribuer les fleurs et les plaques jusqu’à ce qu’on soit attrapées par les employés de la mairie, qui ont appelé la police. En tout cas, j’ai toujours eu des valeurs de gauche I guess, transmises par mes parents.

Quand je suis arrivée à Montréal, ça m’a pris du temps pour commencer à militer. Pendant longtemps, j’ai cherché des espaces qui répondaient à tout ce que j’identifiais comme étant des problèmes dans la société. Je trouvais que tout était comme trop… travaillant en silo, tu avais des trucs féministes, des trucs écolos, des trucs antiracistes. Pendant longtemps, j’ai cherché des affaires qui combinaient vraiment tout. Comme je n’étais pas très débrouillarde, ça m’a pris du temps avant de tomber sur les milieux anarchistes. C’est vraiment ces espaces qui offraient des réponses complexes et qui liaient tous ces enjeux-là. 

C :  Quand j’étais en 6e année, on a fait une pétition. On voulait faire une grève contre le service de garde, parce qu’on trouvait qu’il était trop autoritaire. Pis mon père il nous a convaincus de faire une pétition à la place d’une grève, parce que mon père c’est un esti de libéral (non en vrai il est vraiment cool). On a fait une pétition contre le service de garde, puis justement, on s’est faites « caught » et tout. En fait, j’ai toujours été un peu contre l’autorité, puis les gens qui te disent quoi faire sans que tu comprennes pourquoi.

Parce que souvent, dans le système scolaire, tout le secondaire, je trouve ça super dur, les règles ne servent à rien. Quand je suis rentré au cégep, je me suis retrouvé dans le milieu étudiant, et rapidement, je me suis dit « ah, il y a des gens qui pensent que les règles que tu ne comprends pas, c’est mal ».  « Je voulais bien que ce soit mes amis, ces gens-là ». Je suis rentré dans le milieu anar à travers le milieu étudiant, qui est quand même rempli d’anarchistes et – de communistes, malheureusement. C’est ça, principalement, quand même, le milieu étudiant. 

L : Moi aussi, je pense que je suis devenu·e activement engagé·e dans le milieu révolutionnaire quand même jeune.

J’ai été très très très influencé·e le père d’un de mes amis d’enfance issu de la tendance socialiste sud-américaine du Chili, j’ai aussi été au secondaire dans une école avec une majorité de populations émigrantes, beaucoup d’algérien·nes avec des parents qui étaient très engagés politiquement. Il y avait un syndicat des profs extrêmement fort aussi. C’était une école prolo, mais surprenamment très politiquement active. Autour de 12-13 ans, j’étais communiste, ou plutôt socialiste, et je traînais avec d’autres jeunes, un peu punk, un v à gauche. En 2015, pendant la grève étudiante, j’avais 14 ans, et mon école secondaire a fait la grève avec plein d’autres écoles secondaires pour le 1er mai. On a bloqué l’école et on s’est rendu·es en gang au 1er mai 2015, c’était mon premier 1er mai.

J’aime me dire que c’est le même moment où je suis devenu·e anarchiste kind of, quand j’ai vu la police poivrer des enfants, puis charger dans un baby block. C’était quand même une expérience formatrice. À partir de là, j’ai été à toutes les manifs du 1er mai de la CLAC pendant le reste de mon secondaire. On avait une comme une petite bande militante au secondaire, des amis d’autres écoles aussi. On faisait des petits trucs, surtout aller en manif. Je pense que je suis plus rentré·e en contact avec des milieux organisés en arrivant au Cégep, mais j’étais déjà assez politisé·e.

J’avais déjà lu pas mal, notamment sur la guerre d’Espagne en arrivant. Ça m’a pris longtemps avant de me considérer vraiment anarchiste, parce que pour moi les anarchistes c’était aussi pas mal des individualistes et des gens que je ne trouvais pas sérieux. Mais rendu·e au CEGEP, j’ai rencontré plus d’anarchosyndicalistes, anarcho-communistes, des milieux qui étaient plus dans l’action directe, dans l’organisation politique réelle et j’ai commencé à vraiment m’identifier aux milieux anarchistes. Je reste quand même très critique et rattaché·e à d’autres traditions.

P : Mes parents ne sont pas très politisés, dans le sens que l’on regarde les élections à chaque quatre ans, on se frustre sur qui est la personne qui était élue, puis après, on « se revoit dans quatre ans ». Donc, à ce moment-là, je n’ai jamais été quelqu’un non plus qui était super intéressée par la politique. J’ai l’impression que j’avais un esprit critique de l’autorité, mais je suis quand même assez bonne à respecter les règlements par peur des conséquences. Maintenant, je pense que c’est vraiment au niveau du milieu étudiant que j’ai pu voir qu’on avait un pouvoir contre l’autorité. Pour moi c’est que ce qui a vraiment permis de voir la force dans les actions directes.

La première fois où j’ai constaté l’impact qu’on pouvait avoir, c’est quand une manifestation est rentrée dans l’UQAM, et que j’ai pu confronter la GARDA, remis en question son autorité, sa présence, de pouvoir dire « non, tu laisses les gens rentrer en-dedans », puis de le pousser. C’était un premier déclic qu’on avait un pouvoir contre l’autorité, même si c’était juste un agent de sécurité. Après ça, je pense que ça a un peu toute un peu déboulé. Je pense que le milieu étudiant, c’est vraiment ce qui m’a permis de m’intégrer puis d’apprendre à connaître le reste du milieu de gauche Montréalaise. 

C : Le seul accès à la politique quand j’étais jeune c’était à travers le nationalisme déçu. J’ai comme l’impression que la grève de 2012, peut-être la grève de 2015, a fait en sorte de propager les idées anarchistes, en-tout-cas j’ai l’impression que les idées politiques étaient un peu en dehors du nationalisme, à l’époque.

T : Moi j’étais à l’UdeM, il y en avait pas des anarchistes dans mon département. Je suis plus venue des mouvements citoyens et écolos, et c’est là que j’ai rencontré des anarchistes, que je me suis radicalisée, notamment en vivant en communauté, en rencontrant des anarchistes en coloc. 

Comment définirais-tu l’anarchisme ?

L : Pour moi ça désigne surtout une tradition historique, mais la plupart des anarchistes modernes ont pas vraiment de liens avec cette tradition historique-là. Les anarchistes sont presque tous morts dans les années 30, et le mouvement a émergé de nouveau dans les années 50, 60, 70, comme un truc très contre-culturel. Il n’y a pas une cohérence ou une constante théorique, c’est assez flou quand même la tradition anarchiste contemporaine.  Je pense que c’est beaucoup un rejet de l’autorité injuste, un rejet du pouvoir, un rejet du contrôle de certaines personnes, ou certaines organisations sur le corps et la vie des autres.

Ça s’inscrit dans la grande famille du socialisme, l’idée que des gens ne devraient pas mourir de faim dans un monde qui produit la nourriture pour nourrir tout le monde, que les gens devraient pas être puni·es parce qu’iels ne sont pas capables de produire, puis que nos vies ne devraient pas servir à enrichir une minorité.

 Ça s’inscrit dans la grande tradition des courants de la gauche libertaire, c’est-à-dire la mise en commun, la collaboration, la coopération, la coor-dination, mais avec un rejet mettons des partis, des autorités et des chefs  : ni dieu, ni maître, ni tribun. 

C : Oui, beaucoup comme Louve a dit, je pense peut-être pour rajouter, faire un peu différent, j’avais une discussion avec ma tante, aux funérailles de ma grand-mère, et elle voulait savoir ce que je faisais dans la vie, puis j’ai dit là, « je suis dans une organisation d’anarchistes », et elle voulait savoir qu’est-ce que c’est l’anarchie ? Et puis elle a finit par dire, « oh ! mais moi je suis d’accord avec ça en fait, finalement ».

Aide mutuelle : type d’entraide où des communautés partageant des mêmes problèmes s’organisent entre elleux pour régler leurs problèmes, sans compter sur l’aide de l’État ou des institutions

Pour moi l’anarchie c’est deux choses, qui sont un petit peu différentes, mais qui vont ensemble. C’est-à-dire que c’est à la fois un idéal, un idéal de révolution, un idéal de mettre à terre la société. Mais vu qu’on n’est pas capables de faire ça, on voit aussi l’anarchie comme une pratique. C’est une pratique qui est plus comme une morale en fait. C’est une pratique qu’on met en place, entre autres, dans nos interactions avec les gens. Ça doit être une interaction non-hiérarchique. L’anarchie c’est de naviguer entre l’idéal et la pratique et d’arriver à ne pas perdre la révolution de vue dans nos actions. Une façon aussi de s’impliquer dans les luttes qui ne sont pas révolutionnaires, mais d’une certaine façon anarchistes, parce qu’on sent qu’on veut rendre la société plus juste. Des fois, on est comme pris entre l’idéal qui nous dit qu’on sait qu’on veut que la société arrive à être réellement juste, il faut faire une révolution, et la réalité, parce qu’on n’est pas capables de mettre en place une révolution. Alors on a une pratique plus quotidienne de l’anarchie, ça s’implique dans les luttes qui existent, puis d’essayer de radicaliser les gens, puis d’avoir des rapports sains. 

P : Pour moi je pense que ça vient plus d’un état d’être. Si c’est pas lié à ce que tu fais à tous les jours, alors c’est peut-être une étiquette que tu devrais pas t’apposer, si tu le mets pas réellement en pratique. J’ai l’impression que c’est aussi dans ce qu’on devrait faire au quotidien, soit de viser à être non-hiérarchique, anti-autoritaire, être très à l’affût des dynamiques de pouvoir qui peuvent survenir dans nos milieux, puis les corriger. C’est pas mal ça, c’est juste d’améliorer le quotidien, puis de viser au bien de tout le monde.

T: C’est une façon de s’organiser,  avec une cohérence entre les buts et les moyens de cette organisation.

Comment parlerais-tu d’anarchisme à ta famille?

Comment l’expliquerais-tu à des gens qui ne sont ni anarchistes, ni impliqués dans des mouvements politiques radicaux ?

T : Je dirais des mots clés un peu simples, anti-autoritaire, anti-capitaliste, pour la liberté, le bien-être collectif, l’égalité. Certains de ces concepts ont été dévoyés en fait, et appropriés par des mouvements réactionnaires et libéraux.

P : Puis comme tu disais Toya, une fois qu’on présente ça, c’est rare que les personnes peuvent être en désaccord avec ces concepts, avec la justice sociale. Mais, je passe pas vraiment beaucoup de temps à expliquer l’anarchie à ma famille. J’ai l’impression d’être un imposteur qui n’a pas lu suffisamment de livres. Je pense que je me concentre à parler des causes qui rejoignent des valeurs anarchistes, dans le fond.

C : Les gens des fois, ne se rendent pas compte même qu’ils ont des rapports anarchistes, c’est-à-dire non-autoritaires. Une bande d’ami·es où il n’y a pas de rapports autoritaires et qui font des projets ensemble, c’est pas anarchiste, ça ne veut pas détruire la société, mais c’est un rapport qui peut être anarchiste. Et pour moi, le but en fait, c’est de transformer la société jusqu’à ça qu’elle soit remplie juste de ces rapports non-hiérarchiques.

Révolution espagnole : En 1936, les anarchistes et le syndicat anarcho-syndicaliste, la CNT, s’emparent des lieux de travail et des terres agricoles à travers l’Espagne. Un million et demi à trois millions de personnes ont participé à la confédération des collectifs autogérés qui se sont soulevés pour diriger l’économie. Les anarchistes se sont soulevés en même temps que les fascistes espagnols qui ont exécuté un coup d’État militaire dans tout le pays. Des syndicats à peine armés, comme le syndicat des travailleurs du bois, ont combattu les fascistes dans les rues de Barcelone. Des milices anarchistes ont ensuite surgi dans les territoires libérés des fascistes. La révolution anarchiste a été vaincue en 1939 par la répression et la trahison de leurs alliés du parti communiste et du gouvernement républicain, ainsi que par la suprématie militaire des fascistes.​​​​​​​

À quoi ressemblent les révolutions ? 

À quoi ressemblent les sociétés révolutionnaires ?

P : Un moment donné, j’avais dit que je ne croyais pas à la révolution pour susciter des réactions. Après réflexion, je pense ça revient un peu avec ce que Chat disait tantôt, c’est que pour moi, un monde dans lequel on vit encore des injustices ou dans lequel on s’organise mais où tout le monde ne peut pas s’organiser de façon à vivre sans une dynamique de pouvoir, sans vivre de l’intimidation ou du sexisme, du racisme, pour moi, c’est pas un monde dans lequel je voudrais que la révolution ait lieu. Je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire pour mettre en pratique justement nos idéaux afin qu’une révolution soit une bonne révolution. 

C: Moi je me dirais que la meilleure façon que j’ai réussi à comprendre ça pourrait être quoi la révolution, c’est en lisant des livres de gens qui ont vécu des moments qui étaient révolutionnaires. Je pense beaucoup à des livres de témoignages pendant la guerre civile en Espagne. On peut penser à « Hommage à la Catalogne » ou « Ma guerre d’Espagne ». Sinon un autre roman qui m’a vraiment aidé à comprendre à quoi ça resemblerait un monde qui serait anarchiste c’est « Les Dépossédés » de Ursula K Le Guin. C’est difficile d’imaginer une société qui est basée sur la nôtre qui se transforme en une autre société. Alors, tant que tu n’as pas plongé dedans tous les gestes, c’est comme si on essaie de transmettre, de transformer une pomme en orange. On part de notre imaginaire de la société actuelle pour essayer d’imaginer une société post-révolutionnaire, mais comme notre société est malsaine on ne peut pas partir de cette base-là pour imaginer un monde sain. Même les moments qui sont révolutionnaires, ils sont encore pognés dans la société dans laquelle on est.

L : Moi je pense que, comme Chat, mon imaginaire de la révolution, il est très affecté par des moments révolutionnaires réels qui ont eu lieu ou qui sont encore en train d’avoir lieu. Que ce soit la Catalogne, le Chiapas, le Rojava  : des endroits où il y a un processus révolutionnaire, et aussi des œuvres de fiction.

La révolution c’est à la fois un moment précis et un processus. Dans la perspective anarchiste, j’ai l’impression que c’est la construction en fait de l’autonomie, d’un système alternatif d’espaces de pouvoir populaire comme en Catalogne avec les syndicats, les assemblées populaires. Cette construction-là, justement, d’un contre-pouvoir fort qui grandit, ça va être une chose assez importante mettons en Russie avec la construction des Soviets. Les Soviets c’est les conseils populaires, des espaces de démocratie populaire.

C’est quand les Soviets ont été installés assez nombreux avec une assez grande partie de la population que là il y a eu ce qu’on a plus en tête quand on parle de la révolution, c’est-à-dire l’affrontement armé. La guerre contre le pouvoir est comme assez secondaire en fait à la construction du pouvoir politique, c’est plus une manière de défendre les acquis et de rejeter le pouvoir qui essaie de détruire.

Ce qu’on voit au Rojava pour moi c’est les deux. Il y a des assemblées populaires, les régions autonomes de quartier, mais il faut aussi repousser l’état islamique, il faut repousser l’état turc. Un aspect de la révolution c’est libérer des espaces, libérer du temps, libérer des territoires d’un contrôle d’État. Il y a comme vraiment un processus continu d’expérimentation, de création. C’est tellement dense le capitalisme, le patriarcat, l’impérialisme, la suprématie blanche. Toutes ces idéologies, tous ces pouvoirs sont tellement profonds dans tous les moments de notre vie, dans notre consommation, nos relations les un·es aux autres, que c’est comme un processus constant de réinvention et de questionnement.

Zapatistes et Chiapas : Les Zapatistes forment un groupe militant de la province du Chiapas, au sud du Mexique. Entre 300 000 et 500 000 personnes vivent sur le territoire zapatiste. Des conseils basés sur des formes d’organisation autochtones se confédèrent par l’intermédiaire de délégué·es provenant de l’ensemble du vaste territoire. En 1994, les zapatistes ont lancé leur révolution avec des milices populaires, expropriant les ranchs, les lieux de travail et les villes de la région.

T : On parle de la révolution comme un truc absolu, mais dans tous les exemples que vous avez cités c’est dans des endroits, à des moments donnés, avec des contextes précis. Effectivement, on peut préparer plein d’affaires, on peut agiter, on peut mobiliser les gens. Mais il y a tout un contexte qui ne dépend pas de nous et je pense qu’on peut influencer un peu, mais il y a des variables qui nous dépassent. Plutôt que de s’épuiser à essayer, par petites poignées à renverser le gouvernement par une insurrection armée là, maintenant, tout de suite, il faut focusser nos efforts sur les choses à défendre et à créer.

C: Moi je me dirais que la meilleure façon que j’ai réussi à comprendre ça pourrait être quoi la révolution, c’est en lisant des livres de gens qui ont vécu des moments qui étaient révolutionnaires. Je pense beaucoup à des livres de témoignages pendant la guerre civile en Espagne. On peut penser à « Hommage à la Catalogne » ou « Ma guerre d’Espagne ». Sinon un autre roman qui m’a vraiment aidé à comprendre à quoi ça resemblerait un monde qui serait anarchiste c’est « Les Dépossédés » de Ursula K Le Guin. C’est difficile d’imaginer une société qui est basée sur la nôtre qui se transforme en une autre société. Alors, tant que tu n’as pas plongé dedans tous les gestes, c’est comme si on essaie de transmettre, de transformer une pomme en orange. On part de notre imaginaire de la société actuelle pour essayer d’imaginer une société post-révolutionnaire, mais comme notre société est malsaine on ne peut pas partir de cette base-là pour imaginer un monde sain. Même les moments qui sont révolutionnaires, ils sont encore pognés dans la société dans laquelle on est.

Rojava  : mot kurde désignant le territoire du nord et de l’est de la Syrie d’aujourd’hui. Quatre à six millions de personnes co-gèrent la vie politique du Rojava à travers une confédération de démocratie directe. Des conseils formés dans les quartiers et les rues du Rojava prennent des décisions et nomment des délégués pour se coordonner avec d’autres zones. La révolution est connue pour accorder une grande importance à la lutte au patriarcat, avec des maisons de femmes dans chaque quartier, des communes réservées aux femmes et l’application de la parité politique entre les sexes. La principale figure révolutionnaire, Abdullah Ocalan, s’est inspiré de ses lectures en prison de l’anarchiste et écologiste social Murray Bookchin. En 2012, la ville de Kobani (population de 50 000 à 100 000 habitants) a été la première ville à chasser les forces gouvernementales. Des milices populaires ont été secrètement organisées par des conseils de quartier et, avec la foule, elles ont saisi des lieux de travail clés et des institutions de l’État. La révolution s’est ensuite étendue à d’autres villes et villages.

C’est quand les Soviets ont été installés assez nombreux avec une assez grande partie de la population que là il y a eu ce qu’on a plus en tête quand on parle de la révolution, c’est-à-dire l’affrontement armé. La guerre contre le pouvoir est comme assez secondaire en fait à la construction du pouvoir politique, c’est plus une manière de défendre les acquis et de rejeter le pouvoir qui essaie de détruire.

Ce qu’on voit au Rojava pour moi c’est les deux. Il y a des assemblées populaires, les régions autonomes de quartier, mais il faut aussi repousser l’état islamique, il faut repousser l’état turc. Un aspect de la révolution c’est libérer des espaces, libérer du temps, libérer des territoires d’un contrôle d’État. Il y a comme vraiment un processus continu d’expérimentation, de création. C’est tellement dense le capitalisme, le patriarcat, l’impérialisme, la suprématie blanche. Toutes ces idéologies, tous ces pouvoirs sont tellement profonds dans tous les moments de notre vie, dans notre consommation, nos relations les un·es aux autres, que c’est comme un processus constant de réinvention et de questionnement.

T : On parle de la révolution comme un truc absolu, mais dans tous les exemples que vous avez cités c’est dans des endroits, à des moments donnés, avec des contextes précis. Effectivement, on peut préparer plein d’affaires, on peut agiter, on peut mobiliser les gens. Mais il y a tout un contexte qui ne dépend pas de nous et je pense qu’on peut influencer un peu, mais il y a des variables qui nous dépassent. Plutôt que de s’épuiser à essayer, par petites poignées à renverser le gouvernement par une insurrection armée là, maintenant, tout de suite, il faut focusser nos efforts sur les choses à défendre et à créer.

L  : Pour construire ces espaces-là, il faut tout le temps être en lutte parce qu’il faut les gruger à la société dominante, puis il faut créer une conscience de classe, une conscience politique, une capacité des gens de comprendre leur situation. Puis j’ai l’impression qu’il y a comme un point bascule, où tout d’un coup, tout ce qui a été mis en place, qui est un peu caché, qui peut avoir l’air diffus, un peu éparpillé, soudainement, quand le moment se présente, est capable de se mettre en branle. 

Je pense que le Québec, ça va pas être le premier endroit à tomber. Je pense que la révolution va venir du sud d’abord, puis après au nord, mais je pense que ça peut aller très vite. Tous les systèmes politiques du passé se sont effondrés.

Comment et pourquoi t’es-tu impliqué·e dans l’ORA et sa fondation ?

P : Moi, c’était plutôt par accident. Je cherchais un endroit où m’impliquer dans la gauche à l’extérieur du milieu étudiant, retrouver les camarades que j’avais croisé·es dans d’autres luttes. J’ai entendu des choses positives sur le Comité autonome sans homme cis. C’était une des premières rencontres où je suis allée, qui m’a intéressée, qui m’a permis de m’intéresser à l’ORA. C’est vraiment quelque chose de différent des rencontres d’organisation habituelles, où je me suis sentie bien tout de suite. Laisser de la place à ce type de rencontres peut vraiment donner un résultat qui vient rassembler et unifier les personnes au sein de l’organisation. 

L : Moi, j’étais around quand l’idée a été lancée de l’organisation. À la base, j’étais contre. J’avais l’impression que ça allait surtout être des vieux dudes anarchistes qui allaient se pogner dans des assemblées éternellement, genre. Donc je me suis pas impliqué·e au début, puis en fait, non seulement je me suis pas impliqué·e, mais j’étais très de… de mauvaise langue. 

C’est quand, en fait, la première assemblée en mixité choisie sans homme-cis a été lancée, qu’une camarade m’a dans le fond recruté·e parce qu’il manquait de monde pour l’organiser. Et le processus d’organisation m’a forcé·e à travailler avec plein de monde que je ne connaissais pas, qui viennent de plein de tendances et de milieux différents. C’était surtout une espèce de discussion, de réflexion, de mise en commun, de s’imaginer un peu des trucs pour la suite, puis ça, pour moi, ça a amené à plein de solidarité.

C : Moi, je viens du milieu étudiant à la base, je me suis tapé beaucoup d’assemblées générales. Puis après 2012, on était beaucoup d’anarchistes, on s’est réunis et on s’est dit, « sérieux on peut tu faire autre chose que ça (les assemblées) pour s’organiser». Fait que j’ai comme passé un bon dix ans dans des groupes autonomes. On a organisé des campagnes politiques sans structure, sans organisation. Mais ça a fini par me faire chier parce qu’on recommence toujours à zéro. Tous les gains qu’on fait, tous les gens qu’on rencontre, toute la mobilisation, c’est toujours à recommencer d’une campagne à l’autre. J’étais vraiment épuisé de ça. Fait que c’est pour ça que j’avais envie de partir l’ORA. Je fais partie des gens qui ont poussé pour ça, puis qui ont gossé du monde jusqu’à temps que tout le monde dise « OK, on va le faire, on va le faire ». 

Aussi j’étais vraiment tanné de rencontrer du monde dans des luttes et de faire comme, « hey, allô, implique-toi politiquement ». « Ah oui, comment je peux faire ? » « Je sais pas, parce que nous, on se tient juste avec nos amis et puis on boit des bières ensemble. C’est comme ça qu’on prend nos décisions politiques. Mais bonne chance ! ». Rires. Voilà.

Grève étudiante de 2012 : En 2012, les syndicats étudiants du Québec se sont mis en grève contre une augmentation de 75% des frais de scolarité. Au plus fort de la grève, 300 000 étudiant·es étaient en grève, parmi lesquel·les les anarchistes ont constitué une minorité importante. Les anarchistes étaient impliqué·es dans l’ASSÉ, le syndicat étudiant radical connu pour sa démocratie directe et son syndicalisme de combat. 

T : L’ORA, c’est le type de structure que j’attendais depuis des années. Je crois en la structure et l’organisation. Et je pense que, justement, pour être prêt·es dans un moment révolutionnaire, ça prend de l’organisation. 

Il y a un enjeu d’inclusion, de reach out, de faire grossir le mouvement auquel je pense seulement une organisation publique et ouverte comme ça peut répondre.

Puis je pense que c’est hyper important de focusser les efforts là-dessus, de faire de l’éducation populaire, d’assumer que crisse, on veut un monde meilleur, on veut un monde anarchiste. Qu’on ait envie de diffuser nos idées et qu’on ait envie que ça marche. Pour ça, il faut se donner les moyens et je pense que l’ORA, c’est un moyen. Fait que c’est pour ça que j’ai rejoint l’ORA. 

Je pense aussi que la structure permet d’éviter des dynamiques de pouvoir qui ne sont pas nommées, qui ne sont pas encadrées. Ça les efface pas, mais ça permet de mieux les encadrer et puis de créer des contre-pouvoirs une fois qu’on les a identifiées.

As-tu encore malgré tout une vision positive de certains aspects de l’organisation affinitaire ?

L : Je pense que de plus en plus, ma pensée politique est orientée vers la diversité, pas seulement des tactiques, mais aussi la diversité des modes d’organisation et des espaces. Essayer de bâtir un écosystème de la révolution. J’aime bien l’idée que les organisations c’est comme les arbres, dans le sens que ça dure dans le temps, c’est solide. C’est capable de produire des ressources de rentrer en relation, les uns avec les autres de manière plus ou moins ouverte. Je suis pour qu’il y ait plusieurs organisations qui fassent plusieurs choses. Moi-même je suis impliqué·e dans deux organisations : l’ORA et Pink Bloc.

Mais à côté de ça, c’est important en fait d’avoir des réseaux qui sont capables d’agir rapidement, de faire de l’action clandestine, de rejoindre les gens différemment, de donner des outils. Moi je vois beaucoup ces espaces affinitaires, comme des champignons. Le mycélium, ça se répand surtout sous terre, puis ça émerge de la terre par moment, et ça crée des champignons qui sont capables de faire des spores et de s’étendre plus loin. En même temps, on le sait de plus en plus, le mycélium, ça relie les arbres entre eux et ça permet de transmettre des ressources et d’informations.

Je pense que notre loyauté, au final, elle doit être au mouvement, pas à l’organisation, pas au groupe affinitaire. Puis le mouvement, il est composé de tous ces éléments-là. 

T : Oui, puis il ne faut absolument pas que l’existence de l’ORA vienne invalider toutes les autres formes d’organisation, sinon on va se retrouver avec un parti unique et c’est pas ça le projet. Je pense que c’est vraiment de venir compléter des façons de s’organiser. 

C : Je pense qu’on est quand même beaucoup influencé·es par les années qu’on a vécu à faire la politique dans les groupes affinitaires. Puis on reprend des choses qui fonctionnent bien dans les groupes affinitaires, mais on va les insuffler dans notre organisation pour que ça soit moins rigide.

Groupes affinitaires : Petits groupes de camarades, de 3 à 30 personnes, qui s’organisent de manière cohérente sur la base de la confiance, de la confidentialité et d’une stratégie commune.

Quels espoirs as-tu pour le mouvement révolutionnaire montréalais ?

T : Je pense qu’en premier lieu, ce que j’espère, c’est qu’on grandisse, qu’on répande des idées libertaires et anarchistes, auxquelles de plus en plus de gens sont sensibles. Il y a un sentiment qui monte de frustration, de dépression vis-à-vis de la société dans laquelle on vit. J’ai envie qu’on soit capables d’offrir une réponse à ça. Parce qu’il y a des gens qui donnent des réponses à ce sentiment, pis c’est pas les bonnes, alors c’est important d’offrir un contre-discours. 

C : Je rajouterais que dans 5-6 ans, il y ait, à cause de l’ORA et à cause de d’autres choses qui se passent, plus de gens qui sont impliqué·es, qui revendiquent un discours révolutionnaire. Qu’on ait de plus en plus de structures qui permettent aux gens de rencontrer le monde.

Je pense à des choses comme le black flag qui existent, qui sont pour moi des lieux où les gens peuvent se rencontrer entre eux et elles, les foisonner. Que ça sorte un peu de nos milieux aussi, c’est-à-dire qu’on sorte du milieu traditionnel de l’anarchie. Et puis qu’on arrive à se rendre dans différentes sphères de la société. Puis qu’on devienne meilleur·es à intégrer du monde qu’on connaît pas. Puis leur donner, leur partager ce qu’on a partagé avec elleux, c’est-à-dire des ressources puis des analyses du monde.  

L : Je pense que j’aimerais qu’on crée beaucoup, beaucoup d’espaces qui permettent aux gens de s’impliquer de plein de manières différentes, puis que ces affaires-là cohabitent et rentrent en relation.

J’aimerais ça qu’un jour, t’sais, dans 10 ans à Montréal, on puisse vivre dans un appartement ou un squat ou une coopérative qui soit anarchiste, qu’il y ait un projet commun qui t’aide à faire tes courses dans une épicerie populaire ou que tu obtiennes ta bouffe dans la distribution de bouffe du coin, que tes vêtements tu les obtiennes dans une distribution de vêtements populaire, que tu fasses de la musique dans un centre social artistique, que le soir, t’ailles dans un bar qui soit une coop, que le lendemain tu te présentes à ton assemblée de locataires…

T : Des cantines populaires ! Des garderies autogérées  ! Rires. Mais, je rajouterais un truc sur la dimension culturelle. J’espère que l’ORA va pouvoir développer ce volet-là. Avoir une dimension artistique et culturelle, offrir des chorales, des théâtres, avoir des espaces de divertissement qui transmettent des idées, faire de la place à ça, parce qu’on en a peu. C’est pas trop une priorité dans le milieu anarchiste, mais c’est une bonne façon de rejoindre du monde et de passer du temps ensemble.

P : Trop souvent j’ai l’impression qu’on oublie l’aspect social, ou qu’on le considère pas assez. C’est correct d’admettre aussi qu’on est des ami·es et des camarades et qu’on apprécie passer du temps ensemble, c’est ce qui me donne personnellement envie à la fin de la journée de lutter avec vous, pis de prendre des risques. On est plus que juste des assemblées générales ou des rencontres. C’est les futurs projets, notamment de soupers communautaires, et tout ce qui me donne envie de m’investir avec l’ORA.