Équilibrisme stratégique entre Autonomie et Organisation

Je tombe sur un recueil d’Ursula K. le Guin dans une librairie de Bruxelles. Je me sens happé par son titre: Danser au Bord du Monde.1 C’est un recueil de 34 essais et conférences publiées entre 1976 et 1988 où l’autrice développe notamment sa théorie du « sac » ou du « panier » en fiction. L’idée générale c’est que les premiers outils confectionnés par les humains n’étaient pas des armes mais des récipients, des contenants. Elle applique cette idée à la littérature où les récits ne devraient pas être centrés sur des conquêtes et des conflits guerriers mais peuvent prendre la forme de paniers : les histoires recueillent des voix, des expériences de vie et des relations pour les partager. Cette lecture a ajusté mon regard sur les propositions que je développe. J’avais alors écrit une bonne part de ce vous allez lire ici, mais je n’arrivais pas à articuler les propositions qui se trouvaient suspendues par des combinaisons encore trop abstraites. Cette vision « panier » accompagne le texte dans sa forme et sa visée : je veux rendre compte d’expériences militantes, de réflexions et d’affects partagés par une génération d’activistes pour les partager, qu’on les discute et qu’on puisse tisser ensemble une vision originale et sortir des ancrages guerriers, populistes ou réformistes.

Il fallait que je rende l’objectif d’allier les affects militants et les questions organisationnelles aussi concret que le mouvement du corps dans la lutte. La danse, qui allie beauté et précision, spontanéité et préparation, a été cette redescente dans la sensualité crasse du réel. La danse projeté dans l’univers de l’anarchisme me permet de rendre compte de l’articulation affective des corps dans une chorégraphie plus générale, à composer avec le réel (ravages sociaux et écologiques) et contre lui.

Je transpose donc les principales critiques du récit que porte Ursula K. Le Guin dans Danser au Bord du Monde au terrain de l’activisme. Comme elle, je tente d’interroger les dynamiques et structures héritées au sein de la culture (militante dans ce texte) pour proposer une approche plus inclusive et sensible. En m’inspirant du travail de l’autrice, j’aimerai porter une vision alternative de l’Histoire des luttes et m’éloigner de la vision guerrière et émeutière du mouvement social pour voir au contraire comment les organisations et collectifs militants peuvent être des contenants et des espaces d’échange pour des luttes victorieuses.

Ces propositions naissent autant de frustrations que d’espoir, autant de rage que d’amour. Des sentiments qui font souvent écho à ce que j’appellerai les « générations climat » dont je fais partie: politisées ou impliquées dans les luttes par la catastrophe sociale et écologique engendrée par le capitalisme patriarcal et colonialiste. C’est donc une tentative individuelle de parler au pluriel, de trouver une forme pour « la première personne du pluriel » comme l’écrit Billy-Ray Belcourt2. J’espère que la chorégraphie que j’esquisse grossièrement ici pourra permettre de trouver d’autres complices pour rentrer dans la danse.

Chorégraphie militante à l’usage des jeunes générations climat

 

Cet hiver, n’ayant plus de visa ni de travail au Canada, je suis retourné en Europe pour quelques mois. Entre nostalgie des amitiés en squat et espoirs de trouver de nouvelles tactiques et compositions opérantes, j’aspirais à retrouver un optimisme militant chez mes ancien.nes camarades, une faculté qui me faisait cruellement défaut après la seconde élection de Trump. Mais ici comme là-bas, nos générations militantes ont du mal à retrouver la joie et les étincelles des années flamboyantes de 2015 à 2020. Si ce mal de ma “génération climat” n’a rien d’exceptionnel (j’imagine que tout le monde a cru qu’il verrait une insurrection victorieuse au cours de sa vingtaine), il a toutefois quelque chose de particulier. Nous portons l’urgence de sauver ce qui reste du vivant. Pour paraphraser Camus, chaque génération se croit vouée à refaire le monde mais la mienne sait qu’il brûle3. Notre tâche consiste à jouer avec le feu et gagner.

Pour faire sens de tout ça, je me suis tourné vers le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem4 qui a été une référence pour moi et pour plusieurs générations d’anarchistes et d’autonomes. Mais 60 ans après sa rédaction, il est temps d’en reformuler le propos. Il n’est plus vraiment question de savoir vivre de manière libertaire dans un en-dehors du capitalisme mais bien de s’y confronter, d’apprendre à danser sur les flammes d’un monde qui brûle: savoir où et comment diriger sa colère. Le communisme n’est plus un espoir d’une vie meilleure mais une nécessité pour une vie tout court.

En effet, comment danser quand on se sent si proche de la fin du monde ? Avec ce constat du ravage en cours, l’écologie politique va certainement revenir dans l’avenue des actions violentes après son passage dans les ruelles étroites de la revendication symbolique et les cul-de-sac dogmatiques de la non violence. On a parcouru du chemin depuis le développement durable, la désobéissance civile non violente et le lobbying institutionnel. On revient enfin à une position claire et radicale : ni les États, ni les entreprises ne vont nous sauver d’un désastre qu’ils ont créé de toute pièce. C’est dans la voie d’une écologie radicale que les jeunes générations s’engouffrent pour espérer vivre un peu plus que le double de leur âge. Iels portent un message clair, “Brûlons tout avant qu’on ne brûle touxtes”, qu’on pouvait lire sur la bannière de l’Organisation Anarchiste Révolutionnaire (ORA) à la dernière manifestation de l’impuissance écologique, le 27 septembre dernier. Les catastrophes sont déjà là, les managers du désastre les exacerbent tous les jours pour quelques points de PIB en plus, mais les jeunes sont lucides: il faut vaincre les dominants et refuser systématiquement leurs mensonges.

Les révolutionnaires des décennies passées, armé.es de revendications salariales et anti-autoritaires, scandaient “Nous voulons tout”. Les générations révolutionnaires d’aujourd’hui ne souhaitent même plus dialoguer avec le patronat, l’État ou leurs darons. Leurs revendications ont muté, sont devenues un cri : “Nous voulons tout brûler”.

Ce fatalisme engendrera forcément des actes sacrificiels, des réflexions et des pratiques insurrectionnelles armées pour défendre le peu qui nous reste et tenter d’expulser nos fossoyeurs de leurs pouvoirs. C’est pourquoi Luigi Mangione nous a fait du bien. On est nombreuxses à avoir eu le sentiment d’un bref éclat de lucidité dans un marasme de mauvaises nouvelles et de fascisation constante. Un génocide est en cours, un capitaliste fasciste arrive aux pleins pouvoirs de la première puissance mondiale, on est de plus en plus exploité.es et dominé.es par des cons et là, survient un geste. Un geste et une photo. Tout sourire le gars. Il vient d’éliminer le CEO de l’une des plus grandes assurances meurtrières des États-Unis. Beau geste. Ça vient irriguer le canal de joie militante en décrue constante depuis quelques années.

On s’est même mis à rêver d’un retour de la “propagande par le fait”. Une tactique badass bien connue, et pourtant pas super efficace, des anars du XIXème siècle consistant à assassiner des dominants pour réveiller la conscience de classe.

On se réjouit évidemment de la mort d’un capitaliste qui asservissait autant de monde et on rêve de voir couler dans le Saint-Laurent des étrons comme Musk, Trump, Bezos & cie sans lever un orteil pour les sauver de la noyade. Et l’action directe armée, même individuelle, désoriente davantage les classes dominantes que de verser un sachet de soupe sur un tableau.

Pourtant, Luigi Mangione n’a pas lancé le bal des actions directes. Ça restera un geste individuel et isolé, sans mouvement derrière lui, ni pour l’appuyer et le planquer, ni pour soulever tous les autres patrons. Mais comment un geste si radical aurait pu être compris, suivi et entouré de complicités dans un moment historique si peu offensif ?

Je prends cette action comme accroche car elle me paraît paradigmatique d’une époque et d’une génération militante : plus attachée à la radicalité qu’à l’efficacité. Et pourtant, je suis de celleux qui ont pris plaisir pendant des années à vivre de manière alternative, à pratiquer des actions clandestines isolées, à ne jamais croire à la victoire; la festivité de l’émeute me suffisait. Et si je veux encore faire la fête, je ne veux plus danser solo. Des récentes discussions ici et là-bas, Luigi Mangione et la négativité qui s’est emparé de notre génération m’ont fait l’effet d’un électrochoc. Je nous sens aussi politisé.es et conscient.es des enjeux qu’impuissant.es, autant en tabarnak que perdu.es. Nous sommes plus attaché.es à la pertinence de nos théories et de la radicalité de telle ou telle prise de position qu’à l’aventure dans la pratique révolutionnaire au quotidien. Pourtant, la danse finale et ses modalités devraient moins nous intéresser que la préparation du bal. Un show que l’on veut flamboyant mérite que l’on s’échauffe, que l’on se pratique, que l’on pose des gestes pour préparer ses muscles et synchroniser nos mouvements.

Ce texte s’inscrit dans une dynamique de réflexions collectives à la fois sur les faiblesses de nos mouvements, l’insuffisance de nos joies et de nos victoires mais aussi l’envie de faire basculer la puissance collective dans un moment plus offensif et organisé. La bascule entre un militantisme symbolique et/ou d’interpellation à un activisme préfigurateur et communisateur5. Les propositions de mouvements sont autant de tentatives pour ne pas plonger dans le doomisme, la radicalité lifestyle ou les actions sacrificielles propres à nos générations mais bien esquisser ensemble une chorégraphie efficace. C’est aussi une invitation à ouvrir la danse en juxtaposant des mouvements intensifs de refus de leur monde et des mouvements extensifs en vue de préfigurer d’autres mondes à venir. Si on est vraiment plus chaud.es que le climat, il est sacrément temps de ranimer les flammes de luttes victorieuses.

 

Premier mouvement: Cartographier l’échec et composer avec l’activisme actuel

 

Où est passée “la génération climat” ? Celle tant acclamée par les médias mainstream en 2018 pour ses pancartes mignonnes et inventives que détestée quelques années plus tard lorsqu’elle s’est mise à cramer des Tesla, à porter des keffieh et à bloquer des ponts ?

Il est loin, le temps de l’immense mobilisation de 2019 où plus de 500 000 personnes manifestaient pour que les gouvernements « fassent mieux » dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette marche avec Greta Thunberg était la plus grande manifestation jamais organisée au Canada mais aussi une des plus inoffensives. Même Trudeau y était… En 2019, c’était aussi des collectifs de désobéissance civile écolo qui émergeaient dans les pays du nord, notamment avec Extinction Rebellion (XR) et Youth for Climate. Puis, plus grand chose. Le co-vide, la misère existentielle, la fatigue militante, la répression ont eu raison de la fameuse “escalade de la violence”6propres aux organisations de désobéissance civile. On a rien vu qui escaladait si ce n’est les catastrophes en chaînes, et partout, des gouvernements qui gravissaient la falaise de l’autoritarisme et du fascisme. Le ravage écologique et social continue, business as usual.

Le retour de l’activisme en 2022 n’a pas été synonyme de mouvement social d’ampleur et on a dû se résigner aux quelques manifestations rituelles, plus folkloriques que menaçantes pour les dominants. On enchaîne: 15 mars – 1er mai – manif écolo de septembre pour signifier misérablement qu’on est encore là et que l’Etat, lui, ne fait toujours rien. Les activistes se mobilisent et s’enchaînent à des édifices, organisent des blocages et grimpent sur des ponts pour faire avancer leurs luttes, mais les grèves pour le climat ne prennent plus. On sent une résignation dans « l’opinion publique », si ce n’est un fort mécontentement lorsque les banlieusards des classes moyennes et aisées ne peuvent plus prendre tranquillement leur pickup ou leur Tesla pour se rendre à leur job misérable sur l’autre rive.

A côté de la désobéissance civile non violente et les actions symboliques se dessinent depuis quelques années un retour en force de l’action directe massive avec les Soulèvements de la Terre en France mais aussi ici, par exemple avec les actions suivant l’appel de la nation Wet’suwet’en contre le Gazoduc Coastal Gaslink, qui incitait à mettre à l’arrêt le Canada7. Des lignes ferroviaires et l’entrée de ports ont été bloquées en soutien à la lutte autochtone. Ce qui se passe peut alors s’apprécier comme un passage de la politique de la revendication et d’interpellation des gouvernements à une politique d’action directe pour bloquer et stopper efficacement des points de l’économie capitaliste et coloniale. Les actions directes écologistes et anti-impérialistes redéfinissent la composition des luttes dans les pays du nord. L’objectif n’est plus d’alerter, puisque les dominants savent très bien ce qu’ils font. L’action directe massive impose une chronologie différente du militantisme habituel : ici c’est la pratique qui prime sur la demande. On milite alors pour une réappropriation active des moyens de production et de distribution, une transformation radicale de la lutte anticapitaliste et anticolonialiste par des forces autonomes. Ce sont des victoires arrachées et non quémandées. Ce passage à l’action directe dans les luttes écologistes et anti-coloniales est riche d’enseignements du point de vue de l’efficacité directe, puisqu’elle prône des (re)prises de territoires et des actions contre les dominants sans intermédiaires, mais surtout parce qu’elles instillent dans la conscience collective l’idée qu’a minima on a pas besoin de gouvernements ou de grandes institutions pour tout changer, et a fortiori qu’il est bon de dépasser ces pouvoirs dans le mouvement pour arriver à nos fins.

Reste que pour tout changer, il va falloir être plus que 200 anars et insus, qu’on doit opérer des bascules dans l’espace public, qu’on a des coalitions et des alliances à former pour gagner des luttes d’urgence. On espère ne pas rester indéfiniment dans l’anarchisme lifestyle à jouer à qui sera lea plus rad et se saisir de l’urgence écologiste et sociale pour faire éclore un mouvement organisé.

Le déficit d’organisation préalable dans les sphères de l’autonomie et de l’anarchisme a été manifeste en 2018 et 2019 en France. Ainsi, comme les mouvements pour le climat, le mouvement des Gilets Jaune est retombé dans la liste des insurrections défaites et, si il a créé des affinités et des puissances qui ne s’oublieront jamais, il n’a pas su dépasser le stade de la destruction cathartique et du rapport de force à opposer au bloc libéral. Il est complexe de définir les causes de cette énième défaite du camp social mais il est manifeste que les mouvement autonomes et anarchistes n’étaient pas prêts à une telle effervescence et n’avaient pas grand chose à proposer si ce n’est les habituelles confrontations avec la police et les places de réunions offertes par les nombreux squats.

Un mouvement social d’ampleur ne se décrète pas et dans la plupart des cas historiques, il était impossible de prévoir une semaine avant qu’un soulèvement allait se produire. Par contre, il est possible pour toustes les révolutionnaires (j’emploierai ce terme qui, bien que galvaudé, peut facilement englober  les camarades et militant.es queer, féministes, autochtones, autonomes, insus, anarchistes, communistes libertaires, antifascistes etc.) de la préparer et de s’activer. Une autonomie organisée commence par la capacité collective d’être en mesure de monter et solidifier des infrastructures, des cultures conviviales, politiques et sécuritaires communes, des réseaux d’entraide et de mutualisation au sein de nos communautés et de nos groupes pour rendre possible la destitution des pouvoirs et le démantèlement des structures de domination et d’écrasement des vivants.

Ce qu’on observe pourtant actuellement, c’est la multiplication des colères, de fronts de luttes et la création de myriades de petits groupes affinitaires sensibles à l’intersectionnalité des luttes mais en difficulté pour se coordonner, élargir la puissance de frappe et surtout sans grandes ressources communisées pour basculer dans une aire d’autonomie vis à vis du mouvement traditionnel (syndicats, partis, organisations communautaires molles). Les petites chapelles se forment sur des barèmes de radicoolitude et plus tellement sur une stratégie, une vision et des sensibilités communes. Il semblerait que la défaite constante et la résignation nous amènent à un militantisme palliatif8qui n’opère qu’entre les rangs très serrés des amitiés qui se font et se défont au fil des conduites militantes et personnelles plus ou moins fructueuses. Mais on ne peut pas souhaiter la révolution uniquement pour ses potes. La solidarité est réelle seulement lorsqu’elle comprend les groupes et personnes encore plus marginalisées et dominées.

Ce constat, dans lequel j’inclus mon militantisme, peut paraître dur et amer. Mais il se révèle assez juste quand on regarde la frustration et l’impuissance ressenties au sein du bloc radical face à la montée du bloc fasciste en face. On peut espérer plus qu’un militantisme palliatif. L’antifascisme peut et doit gagner du terrain. Comme l’écrivait Antonio Gramsci dans ses Lettres de Prison: “ll faut avoir une parfaite conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir”9. C’est d’autant plus nécessaire que la colère sociale est telle qu’elle n’a certainement pas besoin d’avant garde révolutionnaire pour entrer dans l’offensivité, mais bien de contre-pouvoirs autonomes capables de soutenir l’offensivité de la lutte.

 

Deuxième mouvement: Construire nos luttes

 

On ne gagnera pas sur le terrain de la force face aux Etats et à leurs polices toujours plus armées. Si reprendre des rues à la police en manif nous fait kiffer, la question d’apporter une bannière renforcée dans une manifestation à 300 devrait moins nous importer que de savoir comment être bien plus nombreuxses, inclusif.ves, mais surtout impactant.es au sein de nos communautés et de nos quartiers. Si non, on risque d’être content.es d’être d’accord à 15 et ne jamais cesser de nous sentir impuissant.es face à la progression du bloc libéral et autoritaire.

Les organisations révolutionnaires publiques, à visage découvert ou non, sont selon moi une des voies de sortie de cette impuissance politique. Elles permettent de recruter, prendre soin, tisser des liens et des coalitions avec des groupes et des personnes qui ne sont pas dans nos réseaux anarchistes habituels. Elles permettent d’organiser les infrastructures et les bases arrières dans les moments de replis et de redéployer leurs puissance lors d’une crise (souvent en se dissolvant dans le mouvement social). En quelques mots, armer nos luttes c’est avant tout construire des formes de reproduction sociale alternatives et offensives.

Les mouvements sociaux qui surgissent lors de crises élargissent cette dynamique de rencontre puisqu’ils permettent de créer un arrêt du temps productif ainsi que la création d’espaces de discussions et d’organisation stratégique. Le mouvement pro-palestinien de l’an dernier, par exemple, a été pour de nombreuxses personnes une passerelle dans le militantisme et dans la création et consolidation de liens forts pour les luttes en cours et à venir. Tout comme les organisations publiques et les espaces communs révolutionnaires, ces moments inaugurent déjà, ici et maintenant, des gestes post-capitalistes. Organiser la vie d’un camp, se protéger, animer des prises de décisions anti-autoritaires, préparer l’autonomie alimentaire, coordonner des tâches pour les actions à mener, prendre soin des autres au quotidien sont autant de nécessités pour la lutte que pour le communisme à venir. La communisation se fait tout au long des luttes et c’est ce processus de mutualisation constante et consciente qui est en mesure de porter l’événement à des dimensions révolutionnaires. Je ne crois pas qu’une insurrection peut aujourd’hui sortir victorieuse malgré toute l’intensité du combat si elle ne repose pas sur des communautés puissantes et autonomes.

Il s’agit donc de penser à armer la lutte de puissances autonomes avant d’envisager la lutte armée, de remplacer une quelconque idée d’avant garde par l’existence de bases arrières et de construire nos luttes petit à petit, lors des périodes de repli, puis par grand pas lors des mouvements sociaux d’ampleur.

Armer nos luttes signifie qu’on peut dès aujourd’hui transformer la rage omniprésente de nos générations en forces organisées et préparées. Si notre rage générationnelle trouve plus facilement la voie cathartique de la casse, je pense qu’elle peut aussi être utile autrement. Ayant toujours eu des statuts précaires au Québec, je ne me permets pas autant de liberté d’action qu’en Europe. Cette transformation de mon militantisme fait que je conçois aujourd’hui autrement les tactiques à opérer simultanément pour obtenir le plus de victoires dans notre camp social. En remettant les gestes de l’autonomie dans nos corps, en se concentrant sur la reproduction sociale de nos collectifs, on intègre des gestes postcapitalistes. Les cuisines et potagers collectifs, l’autogestion, l’entretien et le soin de lieux, la préparation logistique et la communication de nos actions, la diffusion de nos idées et de nos pratiques sont des gestes importants pour la lutte actuelle autant que pour préfigurer des avenirs désirables.

Ces aspects de la guerre sociale sont certainement moins discutés dans les théories critiques et révolutionnaires, et ce alors même qu’elles sont pratiquées bien plus largement par les militant.es que la destruction de biens. Plus passionné par l’émeute que par la question communiste, le militant antifa / autonome fantasmé (par la police mais également dans notre propre camp) est en parfaite cohérence avec le comportement masculin viriliste et est donc parfaitement lisible et prévisible par l’Etat, le Capital et ses forces de l’ordre. Tandis que les mouvements extensifs et préfigurateurs du communisme amènent à des chorégraphies originales et moins facilement réprimées par les forces dominantes.

Autrement dit, l’apprentissage collectif de l’autogestion et la reproduction des gestes postcapitalistes ne sont pas considérés par les puissants comme des affaires politiques dangereuses. Il faut en tirer parti pour éviter une surveillance et une répression et masquer les sections plus clandestines naissantes dans une telle dynamique d’autonomie organisée.

Le rôle d’avant-garde est obsolète. Nous avons au contraire à proposer des bases arrières avec l’objectif de développer et maintenir des capacités d’autonomie10. Cela peut prendre la forme d’un militantisme ayant pour but de maintenir des réseaux et des espaces pouvant accueillir de nouvelles personnes, de participer à la création de comités de quartiers et d’action, d’aller à la rencontre de luttes sur les territoires, de faire des caisses de grève et de soutien aux genstes qui entrent en lutte. C’est seulement en s’organisant à travers des espaces communs, des désirs vécus de communisme que l’on aura le goût de se battre pour les défendre et les accroître.

 

Troisième mouvement: Basculer entre le Grand Soir et les petits îlots de résistance

 

Les organisations révolutionnaire publiques devraient mettre leurs énergies à façonner des forces capables d’accueillir, de mettre en action et de soutenir toute personne qui souhaite s’y investir, que ce soit moralement et physiquement (mutualisation des ressources, groupe de soin et de soutien) et dans l’activisme (en restant aussi inclusif que le permet la répression et la surveillance) en entrant en contact avec l’action directe par étapes et en se sentant de plus en plus en confiance avec des camarades. C’est souvent par des organisations larges que des personnes peuvent échanger, bâtir une confiance mutuelle et que des groupes affinitaires et plus clandestins s’établissent.

Il n’est certainement pas question de substituer une organisation massive aux groupes affinitaires existants. Je ne crois pas au parti ou à l’organisation unique. Les collectifs réduits ou affinitaires sur la base de la cooptation sont nécessaires et permettent de créer et diffuser une culture de l’illégalisme, de sécurité et de confiance parmi ses membres. Il est autant normal que souhaitable que les personnes s’organisent sur des enjeux qui les touchent le plus. Enfin, il est tout aussi nécessaire que les groupes se coordonnent et qu’on tire sur les mêmes ennemis (a minima qu’on ne se tire pas dessus) pour réussir à les faire tomber.

Faire tomber nos ennemis et appliquer un communisme immédiat n’arrivera certainement pas lors d’un Grand Soir, aussi dansant soit-il. Bien que cette vieille idée d’une révolution armée soudaine soit moins présente aujourd’hui chez les jeunes militant.es des pays du Nord, elle reste encore vive chez des révolutionnaires communistes. Pourtant, elle masque très souvent la diversité des luttes. Pour ce communisme orthodoxe voir réactionnaire, toutes les luttes devraient s’agréger dans une lutte plus cruciale (lire class first) et oublier les luttes contre les autres dominations de genre, de race, impérialistes etc. C’est également oublier que le rapport social capitaliste, bien que se faisant totalité, ne s’exprime que rarement dans sa forme pure de domination et que les crises amenant à des insurrections et grèves massives s’enclenchent souvent par des aspects jugés plus « mineurs » et quotidiens de la totalité capitaliste. D’une part, une révolution armée, internationaliste, qui ferait tomber les pouvoirs en quelques jours semble bien lointaine. D’autre part, l’idée de Grand Soir a souvent servi de mirage lointain à fantasmer pour minoriser les luttes des plus opprimé.es ou des marginaux.ales. L’attente des lendemains qui chantent a donc fini par lasser, et le communisme ouvriériste et masculin n’est plus la voie à emprunter d’office dans la direction d’une utopie communiste, et tant mieux.

A l’inverse, l’idée que des petits îlots de résistances pourraient faire tache d’huile et suffiraient à faire flancher le bloc réactionnaire est encore bien ancrée chez nous alors qu’il s’agit trop souvent d’actes isolés sans lien avec un mouvement organisé révolutionnaire. Il y a deux principales facettes à cette hypothèse autonome: d’un côté, les réseaux alternatifs (coop, squats, zad) qui sont facilement récupérables ou isolables et, de l’autre côté, la proposition émeutière et insurrectionnelle, qui envisage souvent très mal les rapports de force et de faiblesse en présence. Cette dernière proposition, bien que peu récupérable par l’état et le capital, est le plus souvent écrasée par l’État en raison de sa marginalisation dans l’espace politique.  Les deux facettes de l’autonomie actuelle, qui peuvent se rejoindre dans leur théorie comme dans leurs pratiques, sont aujourd’hui dans l’incapacité d’amener à un changement social profond bien qu’elles constituent des puissances de déstabilisation du capitalisme et de préfiguration des communautés communistes à venir. Il est fondamental que les luttes se développent et dépassent le localisme par lequel elles émergent. L’existence d’îles autonomes n’est pas possible dans un monde capitaliste.

On enferme ainsi régulièrement les groupes et les personnes dans des grandes cases. D’un côté, on aurait des communistes et anarchistes voulant massifier à tout prix et, de l’autre côté, on aurait les « totos » qui ne jasent que d’émeutes et de squats. La réalité militante actuelle est bien plus complexe et on voit s’esquisser des mouvements plus subtils et sensibles qui dessinent un ballet plus convivial.

En fait, le débat entre spontanéisme ou organisation est inutile et est déjà dépassé. La danse révolutionnaire ne doit pas cesser de basculer entre autonomie et organisation. Une des tâches est donc de composer des liens solides et sécuritaires entre des groupes clandestins déters et des organisations relais, des bases arrières. Un bal plus ou moins masqué s’organise avec des passerelles puisque les dansereuses peuvent valser d’une position de repli à une position d’attaque selon le niveau d’intensité et de répression.

Il y a donc bien une troisième voie à explorer entre les actions clandestines isolées et un grand mouvement unitaire. C’est celle qu’explore actuellement les Soulèvements de la Terre en Europe. Dans leur livre Premières Secousses, Iels y expliquent que ce qui peut faire aboutir un basculement, c’est “la possibilité de coordonner tous ces foyers de résistances autour d’une stratégie. [Il s’agit de] se répartir sans se disperser.”11. Les organisations publiques et les mouvements sociaux, comme dit plus haut, sont souvent ces “bâtisseuses de ponts” entre les différentes luttes en présence. C’est dans le sens d’un bloc radical divers mais uni qu’on doit s’avancer. C’est d’autant plus vrai au bord de la fin du monde, là où nos ennemis capitalistes, fascistes et colonialistes arrivent à s’unir malgré leurs différences pour contrer la révolution et appauvrir toujours plus les masses et opprimer les minorisé.es.

Dans Full Spectrum Resistance, Aric McBay emploie la métaphore du tir à la corde pour symboliser ce dépassement de l’éternel débat entre îlots de résistances et grand soir ou encore entre groupes autonomes et une organisation unique. Il écrit : “Nous pouvons considérer la lutte comme un tir à la corde. Pour gagner, il n’est pas nécessaire de faire partie de la même organisation, mais il est impératif de nous placer du même côté et de tirer globalement dans la même direction. La moindre des choses est de ne pas tirer dans la direction opposée. Et lorsque l’occasion se présente de faire de réels progrès, nous devons tirer tous ensemble de manière suffisamment coordonnée pour faire plonger l’adversaire.”12

Je ne m’attarde pas ici sur les différentes tactiques et actions à mener contre les infrastructures matérielles qui détruisent le vivant. Ce qui m’intéresse, c’est la préparation et la coordination qui peut amener ces actions à se multiplier, à se renforcer mutuellement, qui permettent d’attaquer de concert en étant protégé.es par des contre-pouvoirs puissants. Pour ce qui est du choix des cibles, des intensités et des régularités d’attaques, du recrutement nécessaire, etc., c’est aux organisations clandestines et publiques d’en discuter, de se coordonner. Elles peuvent déjà se reposer sur des théories et pratiques élaborées par d’autres avant nous. A ce sujet, je ne peux que conseiller la lecture en collectif du manuel Ecosabotage d’Anaël Châtaignier pour faire un tour rapide des notions à maîtriser dans l’escalade des actions à mener13.

Ces actions directes peuvent être réalisées de manière clandestine par de petits groupes de confiance, mais aussi lors d’actions directes massives, comme on le voit ces dernières années avec le retour des désarmements, parfois en plein jour, par des activistes écologistes des Soulèvements, d’Extinction Rebellion et des coalitions de groupes autonomes. Ce qui fait le succès de ces actions, c’est qu’elles reposent à la fois sur l’arrêt immédiat de la destruction (même partielle et éphémère) et l’empuissancement du mouvement en gagnant des victoires dans un temps plus ou moins long. Si l’on devait résumer à quoi tient l’efficacité d’une tactique intensive, ce serait donc à l’affaiblissement de nos ennemis qu’elle permet tout en consolidant nos liens dans le mouvement et en dehors de celui-ci.

Armer la lutte, avant de penser à une hypothétique lutte armée, c’est pouvoir s’unir dans la danse et contre-attaquer, en respectant l’autonomie des groupes, la diversité des tactiques et des fronts.

 

Quatrième mouvement: Communiquer le dissensus pour la guérilla culturelle

 

Les révolutionnaires doivent s’appliquer à détruire les verrous qui placent et laissent nos ennemis en position de pouvoir. Ces verrous sont pour beaucoup des infrastructures économiques, juridiques et matérielles que l’on peut paralyser par l’action directe et autonome, mais beaucoup de ces verrous sont également d’ordre psychologique et culturel. Nous pouvons alors enquêter sur les moments où ces verrous psycho-sociologiques se brisent pour tenter d’en extraire des propositions. Par exemple, comment se fait-il que la majorité des français.es soutenait encore le mouvement des Gilets Jaunes alors qu’il était au summum de sa radicalité, ou que ces GJ applaudissaient le Black Bloc le 1er mai 2019 alors que, quelques mois plus tôt, nous étions rejetés des manifestations ? Le mouvement social a cette beauté de transformer les colères et les frustrations dans un langage et un temps commun, des envies et des désirs partagées. Qui a déjà mis son corps dans le mouvement insurrectionnel connaît cette incandescence d’être plus que soi. On se délivre de la survie quotidienne et on enrage enfin de vivre.

S’élancer collectivement dans l’ardeur du brasier est d’une grande importance : il faut répéter et accentuer les attaques à l’encontre de nos ennemis, en multipliant les gestes offensifs sur la propriété, l’état et les infrastructures matérielles qui nous domine au quotidien. Pour autant, nous devons éviter de nous consumer dans la furie des flammes. Ces gestes resteront mineurs ou écrasés comme pour les GJ si ils ne sont pas intégrés dans des contre-pouvoirs à la fois organisationnels et communicationnels. La colère sociale est l’élément de départ qui peut ouvrir la danse, mais encore faut-il trouver des balls-rooms ouverts et accueillants, sinon le pouvoir la ressaisit à son avantage. C’est que j’appelle la force extensive du mouvement révolutionnaire. Il s’agit des exercices et de la consolidation des gestes post-capitalistes pour ranimer le feu et l’étendre.

Les mouvements autonomes des années 1970 et 1980 en Europe sont autant d’exemples pertinents pour démontrer l’importance d’allier les forces intensives et extensives en présence lors de moments révolutionnaires. Ces mouvements ont montré une efficacité sans précédent dans leurs tactiques grâce à une culture populaire qui reliait le mouvement social violent et armé aux prolétaires. Il y avait alors une culture diffuse de l’illégalisme dans la société. La résistance armée face aux fascistes et aux nazis n’était pas si loin, et les armes non plus. Il n’était pas plus choquant pour l’époque que l’on tire dans les jambes de grands patrons qu’aujourd’hui de bloquer un pont.

Et si aujourd’hui on commet encore des actes d’illégalisme (squat, vol à l’étalage, casse de vitrines), ils restent isolés d’un mouvement plus global et sont alors souvent considérés par les voisin.es, les caissier.es, les autres manifestant.es comme des agressions et des actes parasitaires. Nous ne sommes plus dans l’entente populaire implicite, qui faisait que les actes de réappropriation révolutionnaires et de sabotage étaient compris et soutenus par une grande partie de la population. C’est avec cette culture partagée que l’on peut passer d’actes isolés à une insurrection suivie et victorieuse. Savons-nous encore danser ensemble ? Comment retrouver cette communauté d’imaginaires, d’envies et de luttes qui fait foisonner une culture populaire de la contre-violence ? On a beaucoup à gagner en faisant basculer dans l’acceptabilité sociale la violence légitime contre ceux qui détruisent le vivant.

La construction de nos luttes passe donc aussi par la propagande, la contre information, la diffusion d’une contre-culture au quotidien. Les autonomes italien.nes de la revue A/Traverso proposaient de réunir ces propositions sous l’appellation d’« inform/action ». L’exemple le plus emblématique de l’inform/action est Radio Alice à Bologne, une clé de voûte importante pour étendre l’insurrection et diffuser massivement la contre-information du mouvement14. L’idée, toujours pertinente aujourd’hui, est d’utiliser l’information comme un levier pour mobiliser, intervenir dans les luttes politiques en court-circuitant les canaux médiatiques dominants. Autrement dit, braconner au sein des médias mainstream et faire preuve de créativité pour porter et relayer les récits des dominé.es et marginalisé.es. Ici, Cette inform/action est très bien reprise par la production de contre-information par Le Front Rose15.

Il n’est pas possible de construire un mouvement révolutionnaire lorsque la population générale s’identifie plus aux dominants qu’aux dominées. John Steineck explique très justement que “le socialisme ne s’est pas implanté aux Etats-Unis parce que les pauvres ne se considèrent pas comme des prolétaires exploités mais comme des millionnaires temporairement dans l’embarras”16. Dans un sondage de 2019, plus de 60% des états-unien.nes pensaient qu’iels allaient devenir riches à un moment de leur vie17. La population est soumise partout à l’idéologie des dominants, qui renverse la raison et la conscience de classe au profit d’un populisme de droite. Aux discours populistes « Eux versus Nous » que la gauche parlementaire utilise pour légitimer la lutte contre les 1% les plus riches, les dominants répondent que nous devrions plutôt nous identifier à eux plutôt qu’aux “wokes” et aux aux immigré.es. Comme le dit Alpha Wann : « Le navire coule et ils disent que c’est un problème de voile »18. La tactique de diviser pour mieux régner n’a jamais autant fonctionné que dans ce capitalisme tardif.

La difficulté à changer cette vision qui légitime le capitalisme, et donc le ravage écologique, est immense notamment à cause de la concentration des médias mainstream entre les mains des dominants fascistes et capitalistes. Travailler à chambouler l’espace médiatique pour mettre à mal l’hégémonie culturelle de droite est une double tâche: désarmer ces empires médiatiques et multiplier les canaux d’inform/actions avec des contenus et des positions claires et assumées de radicalité. Nous voyons bien qu’une étrange part de la gauche tente de rejoindre les soi-disant « masses populaires » en adoptant les discours nauséabonds de la droite devenue hégémonique sur le plan médiatique. Se faisant, cette frange réactionnaire dite de gauche ne fait que renforcer la banalisation du racisme, du sexisme etc. Il faut être limpide : souhaiter devenir populaire ou a minima reconnaissable et accessible, ne veut certainement pas dire renoncer aux principes de l’anarchisme pour « massifier » en jouant dans le jeu libéral et autoritaire19. Il faut tout d’abord que le monde nous connaisse et surtout qu’on apprécie nos positions pour ce qu’elles sont. En tant qu’anarchistes, nous luttons pour l’égalité et la liberté réelle pour toustes. Il n’y a ni d’extrême liberté, ni d’extrême égalité. Si on fait des compromis sur l’égalité réelle (communisme) ou sur la visée d’une liberté réelle (libertaire), il n’y pas plus aucun sens dans ces termes. Il y a égalité réelle, complète ou il n’y a pas d’égalité du tout.

L’ennemi, le bloc libéral-autoritaire, repose à l’inverse sur une vision du monde inégalitaire, en hiérarchisant les êtres humains. Nous ne gagnerons aucune bataille politique en reprenant ces affects et ces visions nauséabondes. Là où nos luttes nous portent, nous devons y aller armé.es d’une vision partagée de l’antifascisme. En d’autres termes, il n’y a pas de dichotomie entre le fond et la forme des luttes. Le fond de la lutte est la forme dont elle se munie pour s’organiser et communiquer.

La partie communication et la partie organisationnelle de nos luttes s’entremêlent dans le tissu de l’antifascisme populaire. La créativité de l’anarchisme et les formes alternatives de communication doivent s’appuyer sur le terrain fertile que laisse vacant la gauche molle et remplir le rôle de contre-culture qui, bien que marginale actuellement, doit retrouver une plus grande place dans la page historique à venir.

Nous n’avons pas à attendre un hypothétique mouvement social d’ampleur au Québec. A l’instar de l’inform/action du mouvement autonome italien, on peut déjà s’activer dans le sens d’organisations à la fois créatives en terme d’actions mais aussi de propagande massive de nos idées. La question de la fameuse lutte pour « l’hégémonie culturelle »20 est certes cruciale mais elle n’est que trop restrictive. Lorsqu’on s’attarde à battre l’ennemi sur son propre terrain, il faut aussi affaiblir sa capacité à mobiliser les affects des populations.

Il s’agit sûrement d’un plus grand défi en Amérique du Nord vu les verrous psychologiques et culturels puissants qui séparent la population générale de l’activisme révolutionnaire, mais il peut être levé avec plusieurs éléments.

Déjà, notons qu’il y a une multitude de genstes en tabarnak en raison de la crise du logement et de l’inflation grimpante. Si les médias et les gouvernements de droite ne cessent de faire basculer la faute sur l’immigration, il est de notre devoir de produire de la contre-information, de récuser ces arguments en proposant une analyse pertinente et accessible des systèmes d’exploitation et de domination . Avec les gouvernements conservateurs, autoritaires et fascistes qui sont à nos portes, nous devons mettre nos énergies militantes à contribution afin d’élaborer un antifascisme populaire porté par des organisations diffusant de la contre information au sens large, mais surtout en nous activant directement dans les quartiers. Les comités de quartier sont les plus à même de créer des liens de solidarité en développant l’aide mutuelle, en multipliant des activités le fun, en s’organisant contre les violences exercées par les patrons, les maris, les proprios autour de chez soi. L’antifascisme c’est commencer par aller à la rencontre de ses voisin.es, comprendre leurs enjeux et multiplier nos colères et nos forces pour les diriger vers les ennemis communs.

Nous cherchons à radicaliser le dissensus culturel en passant d’une contre-culture à une contre-violence populaire. En effet, une contre-culture diffuse semble être un élément fondamental d’un mouvement révolutionnaire. Les jeunes générations urbaines sont actuellement traversées par des cultures dissidentes, sensibles aux enjeux écologiques, queer et décoloniaux et peuvent avoir des modes de vies qui sortent des normes sociales et culturelles de leurs darons. Une de nos missions serait de raviver une vision politique radicale de ces espaces de contre-culture, de passer d’un mode de consommation alternative à une production culturelle collective et révolutionnaire. Par exemple, le travail militant des organisations et collectifs de queers révolutionnaires sont en cela des forces en capacité de recruter des jeunes enragé.es de la génération climat et de gagner des luttes tout en étant à la fois une contre-culture puissante. Il faut soutenir les initiatives (centres-sociaux queer, diffusion de revues, manifestations, actions et blocages) pour faire basculer le lifestyle queer montréalais vers ces milieux révolutionnaires.

Enfin, les luttes au niveau du refus du travail semblent être le plus difficile dans ce territoire avec un fort ancrage dans la “valeur travail”. On trouve tout de même les prémisses d’une critique du travail dans le récent boycott et les actions menées contre Amazon, les initiatives d’Alliance Ouvrière et la “désertion” des jeunes hors des métiers les plus écocidaires.

D’ailleurs dans nos métropoles tertiarisées, la lutte est déjà sortie de l’usine et personne n’est dupe quant à un potentiel révolutionnaire chez les centrales syndicales travaillant main dans la main avec le patronat. A partir de ces constats, on doit revoir notre manière de concevoir la guerre sociale et les défaites de notre camp. Le refus populaire du travail prendra certainement d’autres formes que l’hypothétique grève générale reconductible. Des formes de survie et de luttes au travail sont très nombreuses. Nous pouvons prendre exemple sur le Comité Autonome des Travailleureuses du Sexe pour mener des enquêtes au sein de nos milieux21, de nos quartiers et de nos jobs pour savoir qu’elles sont les revendications et les luttes plus ou moins individuelles que l’on peut pousser collectivement et retrouver une combativité de classe. Le travail d’une organisation anarchiste, c’est aussi d’aller enquêter sur les antagonismes sociaux présents et des les intensifier.

Même si il est compréhensible que les luttes sociales au Québec sont aujourd’hui obnubilées par des affects tristes de protection et de revendications salariales, nous devrons trouver un terrain original pour ramener la critique du travail sur des affects plus désirants à partir des lieux de vie et de survie. La grève générale ne se décrétera pas pour un % d’augmentation de salaire, mais pour aller plus souvent au bal!

 

Lançons la danse ! 

 

Les organisations publiques et les collectifs à visage découvert font partie des solutions pour diffuser largement de la contre-information, animer des rencontres, des formations et des discussions stratégiques avec tout le mouvement social et la population en général. La proposition est simple: il s’agit de sortir de la pureté militante et de s’activer dans nos lieux de vie, dans nos quartiers, pour composer des alliances en dehors de nos milieux habituels et pouvoir faire basculer les affects de nos voisin.es dans la radicalité désirante.

Les organisations révolutionnaires publiques sont des premières tentatives de radicaliser la reproduction sociale (qui est aujourd’hui soit institutionnelle et inoffensive soit très individuelle et affinitaire) et la contre-culture encore trop cloisonné dans un lifestyle dépolitisé.

Les Soulèvements du Fleuve, si iels reprennent les principes des Soulèvements de la Terre en Europe, disposeront aussi de cette capacité de rassembler et activer des forces plurielles dans leur lutte pour une écologie radicale. Ces organisations publiques ne doivent pas se substituer aux groupes affinitaires et aux groupes d’actions clandestines mais peuvent être des relais, des bases arrières, des espaces de rencontres et d’organisation à côté de celles-ci pour une meilleure visibilité et une efficacité stratégique qui peut naître seulement dans la coalition des forces présentes.

Les générations militantes actuelles sont à mêmes d’organiser une riposte antifasciste d’ampleur si elles décloisonnent les héritages organisationnels et affectifs. Si je pense qu’il n’y aura pas de révolution sans organisations et sans bases arrières solides pour l’appuyer, il faut également souligner que ces organisations devraient refléter de quelle manière nous envisageons nos communismes en devenir. En quelques mots, prendre la situation au sérieux sans se prendre trop au sérieux et danser dans l’intensité du feu sans risquer de trop s’y brûler22. Si la préparation d’un mouvement autonome organisé nécessite un fort investissement logistique et pratique pour fonder des bases arrières efficaces, il est tout autant nécessaire de propager une culture révolutionnaire dissidente mais toujours joyeuse.

~ ~ ~

Au fil de l’écriture, je m’aperçois que je rédige moins une chorégraphie d’un nouveau militantisme en devenir qu’une échographie des puissances émergentes23xxii. On peut alors suivre les pulsations fluctuantes des organisations militantes à la recherche d’une offensivité perdue qui se recentrent sur des rythmes familiers et pourtant si révolutionnaires. Comme Emma Goldman, nous voulons d’une révolution dansante et plurielle.

Il y a un déjà-là qui se fait sentir chez les jeunes révolutionnaires. Reste à dépasser nos milieux et convier les autres dans la danse.

Pour pouvoir danser ensemble sur les ruines du capital, nous n’avons certainement pas à apprendre une chorégraphie unique mais à agrandir le bal et choisir des mouvements en commun qui feront trébucher les pouvoirs sous nos pas.

 

J’espère que ces quelques ficelles récupérées par-ci par là pour écrire ce texte participeront au tissage d’un panier plus solide. Pis, un panier c’est chouette de piocher dedans mais c’est surtout fait pour se balader et glaner d’autres éléments en chemin.

 

J’écris au bord de la fin d’un monde mais nous dansons déjà sur les prémisses d’autres univers.

 

Pobeda

 


1  Usrula K. Le Guin, Danser au bord du monde : mots, femmes, territoires aux éditions ECLAT, publié en 2020↑ Retour

2 Billy Ray-Belcourt, Choeur Infime, éd. Tryptique. 2025, p?? La citation exacte : « Est-ce qu’une personne peut écrire commune une communauté? Où la voix narrative n’est plus individuelle, mais plurielle? Est-ce que ce serait ça, la première personne du pluriel? » ↑ Retour

3 La citation exacte est d’Albert Camus dans un discours au prix Nobel à Stockholm le 10 décembre 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » ↑ Retour

4.Raoul Vaneigem, Traité de Savoir vivre à l’usage des jeunes générations, éditions Gallimard, 1967. ↑ Retour

5 . La communisation renvoi à l’idée que le communisme se fait dans la lutte, qu’il ne s’agit pas d’un moment séparé de celle-ci. La révolution n’est plus vue comme une étape d’une transition mais le mouvement réel abolissant les rapports sociaux capitalistes pour des rapports sociaux communistes c’est à dire non médiés par la propriété et la marchandise. Pour le dire avec Gilles Dauvé : « C’est une insurrection créatrice qui ne crée pas les bases d’un communisme à venir, mais qui dès le premier jour commence à le réaliser ».​↑ Retour

6 « L’escalade des actions » ou ‘L’escalade de la violence » est une stratégie de moyen-long terme des organisations de désobeissance civile massive pour permettre à une large part de la population de rejoindre de manière affective ou concretement leurs actions puisqu’elles sont percus comme non dangereuses et non violentes puis d’amener ces militant.es vers plus de radicalité ou d’actions de plus d’ampleur au fur et à mesure que la lutte s’intensifie. Si c’est une stratégie intéressante en théorie, en pratique le fait d’amener la grande majorité des militant.es dans des actions non violentes et symboliques font qu’empiriquement, cette majorité stagne dans le niveau de radicalisation et que les personnes prêtent à passer à des actions clandestines ou plus massives sont rejetées et font scission de l’organisation de départ.. ↑ Retour

7 L’appel connu sous le nom de « shut down canada » est lancé en février 2020, lorsque la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a commencé des interventions pour démanteler les barricades établies par la nation Wet’suwet’en. Le mouvement a été d’une grand ampleur dans tout le Canada avec des blocus ferroviaires, des manifestations et des occupations de lieux stratégiques, notamment des gares et des ports. Ces actions ont occasionné des impacts considérables sur le transport de marchandises et mis un coup à l’économie du pays, révélant la fragilité du système de distribution capitaliste du pays.​↑ Retour

8 Florence Ashley, Palliative activism, or Fighting for justice without hope, 2025. Je reprends le terme « militantisme palliatif » en référence à cet article même si je dénature beaucoup ce que l’autrice en fait comme définition. C’est un article qui encourage une forme d’activisme ancrée dans la réalité, qui reconnaît les défis actuels tout en s’efforçant d’apporter des améliorations tangibles dans la vie des individus, même si ces actions ne conduisent pas à une transformation radicale immédiate de la société. Il y a défaitisme face à l’urgence et l’ampleur de ce qu’il faut changer alors même qu’on a une position marginale, mais le texte est très beau et beaucoup de pistes sont explorer pour vivre un militantisme joyeux et concret. A retrouver ici : https://medium.com/@florence.ashley/palliative-activism-or-fighting-for-justice-without-hope-bb8196047ba​ ↑ Retour

9 Antonio Gramsci, Cahiers de prison, traduit par Jean-Claude Zancarini, éditions Gallimard, 2011, p.254. Cette citation reflète l’idée de Gramsci selon laquelle la compréhension des contraintes existantes est essentielle pour les surmonter et provoquer un changement social​↑ Retour

10 Sur cet aspect de l’autonomie des luttes avec le focus sur la reproduction sociale de la lutte dans ses facettes logistiques et alimentaire, on peut lire la propositions de constituer des greniers de la Terre ici : https://lessoulevementsdelaterre.org/comites/appel-a-constituer-des-greniers-des-soulevements ↑ Retour

11 Les Soulèvements de la Terre, Premières secousses, éditions La Fabrique, 2024, p. 126​ ↑ Retour

12 Aric McBay, Full Spectrum Resistance, Vol. 1 : Building Movements and Fighting to Win (New York : Seven Stories Press, 2019), page. 143 . Bien qu’il y ai beaucoup d’élements historiques et pratiques nécessaires dans ce livre, il fait partie de publications de Deep Green Resistance qui sont transphobes, validistes. On peut préférer Ecosabotage d’Anaël Chataîgner que je mets en réference plus bas, qui résume mieux les propositions actuelles de l’escalade de la violence et des clés d’organisation de groupes plus ou moins clandestins en pointant justement les limites et les problèmes de DGR et Earth First! Notamment.​↑ Retour

13 Anaël Châtaignier, Écosabotage : de la théorie à l’action, éditions Ecosociété, 2024↑ Retour

14 Radio Alice était une station de radio pirate créée en 1976 à Bologne, en Italie, par des militants du mouvement autonome. Elle a joué un rôle crucial dans la diffusion d’idées radicales et dans la mobilisation des ouvriers et étudiants. Elle diffusait les messages contestataires et permettait également d’organiser des actions en temps réel, par exemple en donnant des indications sur les mouvements des flics. La radio a servi de moyen d’expression alternatif face aux médias traditionnels, promouvant des sujets tels que l’autogestion, la révolte contre le capitalisme et les syndicats traditionnels. Elle a été fermée après 1977 suite à des pressions des autorités.​. ↑ Retour

15 Le Front Rose est un collectif autonome et un média indépendant avec une ligne éditoriale queer révolutionnaire. On peut lire leurs articles ici: frontrose.gay ↑ Retour

16 John Steinbeck, cité dans Pierre Dupont, Les Idées de Steinbeck, editions XYZ, 2023, p.45 ↑ Retour

17 Enquête réalisée par la société américaine de conseil Charles Schwab en 2019 ↑ Retour

18 Alpha Wann, Point d’interrogation, Sur Feu. Don Dada Records. 2015​↑ Retour

19 Ici, je reprends la critique formulé dans le zine Moving on from Anarcho-Populism, Montréal 2024. Pour retrouver le zine, vous pouvez contacter l’auteur à moving_on@riseup.net ↑ Retour

20 Terme utilisé dans les Cahiers de Prison de A. Gramsci puis repris autant par la gauche que la droite populiste↑ Retour

21 Adore Goldman, Mélina May, Susie Showers et Astrea Leonis, Enquête militante en salon de massage : collectiviser nos résistances, dans la cinquième revue du magazine CATS Attaque!, à retrouver sur leur site internet : https://cats-swac-mtl.org/publications-3/ ↑ Retour

22 Je fais référence ici au zine Gentil 4.0 de Nuage sur les problèmes actuels retrouvés dans les organisations révolutionnaires et queers. L’auteur analyse notamment le burn-out militant et les injonctions à se brûler pour prouver (et se prouver) que l’on est un.e bon.e militant.e ↑ Retour

23 « Echographie d’une puissance » est un concept que je reprends de Carla Lonzi, une féministe autonome du mouvement italien. On retrouve le concept développé dans Carla Lonzi et al. Manifeste de Rivolta Femminile. Rivolta Femminile (1970) et plus recemment dans la revue Tiqqun, numéro 10, 2008 p.17 ↑ Retour